Sa mémoire s’est renversée, éparpillée sur le sol mouillé. Le temps et le réel ne s’entendent plus. Elle me demande tous les quarts d’heure "combien d’enfants as-tu?". Chaque fois, je lui réponds sur le même ton. Keltoum s’énerve, intervient et dit ne plus supporter ces répétitions." Ainsi écrit l’écrivain Tahar Ben Jelloun dans son livre Sur ma mère (Eds; Gallimard) à propos de la maladie d’Alzheimer de sa parente. Face aux comportements répétitifs, caractéristiques des maladies neurodégénératives et autres troubles cognitifs liés à l’âge, les proches oscillent entre patience et exaspération.
Changer de pièce pour ne pas craquer
Joëlle, 65 ans, s’occupe de sa mère souffrant de troubles cognitifs de type Alzheimer. Les répétitions, elle connaît depuis longtemps : "Ma grand-mère était aussi atteinte d’Alzheimer, je lui répondais vingt fois s’il le fallait, les autres se lassaient vite. Je fais la même chose aujourd’hui avec ma mère. Mon frère s’arrête rapidement, il laisse tomber. Moi, je répète. Mais quand je sens monter mon niveau de fatigue, quand j’ai atteint mon seuil de tolérance, j’essaie de partir avant de dire à ma mère toutes sortes de choses pas sympathiques."Bien sûr, il n’est pas toujours possible de partir. Mais on peut changer de pièce, sortir dans le jardin, faire le tour du pâté de maison en marchant ou en courant selon son état de forme, ou trouver un endroit pour pousser un cri qui évacue les tensions…
Pousser le proche à chercher lui-même les réponses
On peut aussi tenter de mettre son parent ou son conjoint dans l’action, pour l’amener, dans la mesure de ses possibilités, à trouver la réponse lui-même. Émilie Arpino, neuropsychologue à la Consultation Mémoire du centre hospitalier de Bourgoin-Jallieu, anime un groupe de parole destiné aux aidants. L’un des thèmes récurrents est justement cette question des répétitions : C’est usant pour les proches de répéter, encore plus que d’entendre toujours les mêmes questions. Pour faire face, certains développent des stratégies efficaces, qu’ils partagent avec les autres aidants. Par exemple, si la question récurrente porte sur la date, ils envoient leur conjoint regarder le journal, voir sur le calendrier, de préférence une éphéméride, plus facile à déchiffrer. D’autres notent tous les jours la date sur un tableau. Le malade d'Alzheimer est mis dans l’action et c’est aussi bénéfique pour l’aidant : l’inactivité des malades est difficile à vivre pour les proches.
Répéter les mêmes gestes en entrant dans le monde de l'autre
Il est important de garder en tête que la répétition de comportement vient de la maladie. Et d’essayer de saisir, jour après jour, où en est l’autre, quelles sont ses capacités à percevoir et à comprendre son environnement, pour adapter son comportement. Une attitude répétitive peut venir d’une inquiétude nouvelle, d’un rituel quotidien qui n’est plus compris. "Une des choses les plus difficiles à accepter, c’est que l’autre n’est plus dans notre logique, plus dans notre monde. C’est nous qui devons entrer dans le sien, explique Martine Bonifay, psychologue référente à France Alzheimer nord-Isère. Il faut décomposer les gestes du quotidien. Inutile de lui répéter de manger, s’il ne sait plus à quoi sert une fourchette. On fait un grand pas, quand on comprend que ce n’est pas la peine de raisonner."
Pour éviter des explications à répétition, on peut tenter d'être créatif. Quand une personne refuse de faire sa toilette à 18 heures lors de la visite de l’aide à domicile, car elle sait qu’elle va être mise au lit juste après, pourquoi ne pas aller enfiler une robe de chambre par-dessus ses vêtements ? On rend le moment plus collectif – il est l’heure, tout le monde va aller se coucher – et donc plus cohérent pour la personne malade. Pour éviter qu’un mari ou une épouse ne se trompe tous les jours de chaussures au moment de sortir, on peut s’organiser pour que ce moment soit partagé : on sort, on se chausse ensemble. Et ainsi de suite…
Rencontres entre aidants Alzheimer
Répéter les mêmes réponses tant que l’on en est capable, mettre le malade d'Alzheimer dans l’action tant que cela lui est possible, faire preuve d’inventivité dans les détails, accompagner dans la douceur : autant de stratégies qui demandent de l’énergie et de la présence, mais dont le bénéfice est grand en termes d’apaisement pour chacun. D’autres personnes vivant des situations similaires constitue également un soutien possible à ne pas négliger pour évacuer ses frustrations, combattre l’isolement et partager des conseils. Pour cela, il existe des groupes de paroles ou autres rencontres entre aidants qui accompagnent, eux aussi, un proche atteint d’Alzheimer.