Un vieil homme avec une canne marche avec sa fille aidante

Quand le handicap, la maladie ou la dépendance bouscule la relation

Pierre Charazac, psychiatre, explore les défis de maintenir un proche atteint d'une maladie grave.


À quels sentiments doivent faire face les aidants de personnes âgées dépendantes ?

Pierre Charazac : "La relation d'aide confronte à l'ambivalence et à la culpabilité, au désir de bien faire et à la crainte de ne jamais faire assez. Cela met aussi face à des contradictions intérieures issues parfois de l'histoire de famille. Il y a le désir de faire plaisir aux parents, de donner la meilleure aide possible. Il peut aussi se jouer des choses plus difficiles, avec de la rancune, le sentiment de ne pas avoir reçu assez d'amour.

Les aidants ont, comme tout le monde, des insuffisances et ils les vivent douloureusement lorsque leur proche s'en plaint. C'est pourquoi il est important, en tant qu'aidant, de connaître et d'accepter ses limites, de savoir se dire que ce que l'on fait est bien, que l'on en fait assez. Dans une relation d'aide équilibrée, il y a un échange de plaisir suffisant, plaisir à donner, plaisir à recevoir, un minimum de reconnaissance exprimée, de la gratitude de la part de la personne aidée. Quand il n'y a pas ce retour, c'est aux professionnels de le faire en montrant aux aidants qu'en réalité, ils s'en sortent bien."

On peut aider l'un de ses parents ou son conjoint. Quelles sont les différences entre ces deux situations d'aide ?

Pierre Charazac : "C'est plus facile d'être un aidant enfant qu'un aidant conjoint. L'aidant enfant a déjà vécu la relation dans l'autre sens, quand l'autorité était du côté du parent. Quand la relation s'inverse, quand l'autorité passe du côté de l'enfant, la situation d'aidant fait revivre des positions qui ont déjà été construites et, le plus souvent, dépassées. Quand il devient aidant, l'enfant est sorti de sa position d'enfant, il a cheminé. Il a déjà fait l'expérience de la culpabilité, de la jalousie. Enfant, on idéalise ses parents, puis, en devenant adulte, on les "désidéalise". On prend de la distance par rapport aux modèles de ses parents en construisant le sien. Cette distance aide à gérer les difficultés et les questionnements intérieurs, à soutenir son parent et à supporter la culpabilité de lui imposer certaines choses quand c'est nécessaire." 

Pierre Charazac : "Dans le cas du conjoint, il n'y a pas eu de mise à distance. Il y a, au contraire, un passé de symétrie, d'identité. Cette proximité permet de mieux comprendre l'autre. Mais l'aidant confronté à l'entrée dans la dépendance de son conjoint doit se défaire d'une part de ce qu'il avait jusqu'ici déposé en lui, qui est souvent du registre de l'idéalisation. Il y a un balancement entre ce qui rapproche et ce qui sépare, avec l'histoire particulière du couple, les crises, les blessures, qui peuvent remonter à la surface. L'aidant est dans une problématique du double : il se reconnaît dans l'autre et, en même temps, il veut s'en distinguer. Il continue de s'identifier à son conjoint, mais il estcelui qui gère toutes les tâches, qui organise la vie quotidienne, celui qui est obligé d'être en contact avec le monde extérieur. En consultation, dans des cas de maladie d'Alzheimer, le conjoint nous dit parfois : 'je vis avec un enfant de cinq ans, et en même temps, je reste l'adulte que je suis'. "

Que se passe-t-il de particulier dans l'aide à une personne malade d'Alzheimer ?

Pierre Charazac :"Le neurologue Christian Desrouesné dit que la maladie d'Alzheimer est une maladie psychiatrique d'origine neurologique. C'est une boutade, mais c'est vrai que ce n'est pas une maladie comme les autres, car elle déconstruit la personnalité. Cela remet en cause profondément la relation entre les personnes. Et cela retentit sur la relation d'aide. Cette relation n'est pas la même avec un conjoint en fauteuil, victime d'un AVC, hémiplégique, même s'il y a des structures communes dans toutes les relations d'aide, qu'il s'agisse de la dépendance du nourrisson ou celle de l'adulte âgé. Le malade d'Alzheimer se désinhibe, il perd la parole, sa personnalité se transforme, on ne le reconnaît plus, il n'a plus la pudeur, l'amabilité, les qualités qu'on lui connaissait. L'aidant ne se reconnaît plus dans son conjoint. Il a besoin de sentir un écart avec celui ou celle qui a tant changé, de mettre une distance pour parvenir à poursuivre la relation d'aide. C'est un pré-deuil."

Qu'est-ce qui permet la mise en place d'une bonne relation d'aide ?

Pierre Charazac : "Avoir suffisamment de confiance en soi pour se dire que ce que l'on fait est bien, même si ce n'est pas parfait. Avoir la capacité de se remettre en cause, voire d'être déprimé momentanément sans perdre toute son estime de soi. Cela suppose de posséder une solide ambivalence, une ambivalence bien tempérée. Je m'explique : dans la construction de la personnalité, il y a des identifications aux parents, aux frères et sœurs, qui ont des côtés positifs et négatifs. Il y a des mouvements d'amour, des désirs de rapprochement, mais aussi des rivalités, des jalousies. L'ambivalence, c'est quand on éprouve de l'hostilité pour quelqu'un qu'on aime, et c'est le fait de connaître cette division.

La rencontre de ces sentiments contradictoires affecte beaucoup les aidants, et peut en amener certains à la déprime. Quand les aidants possèdent cette ambivalence tempérée, ils ont une vision moins idéaliste, moins extrémiste de l'aide qu'ils apportent. Ils savent qu'ils ont des défaillances, que l'enfer est parfois pavé de bonnes intentions, mais qu'ils font ce qu'ils peuvent. C'est une représentation de l'aide, mais aussi de soi et de l'autre, qui tolère les insuffisances. Elle est équilibrée, ni trop idéalisante, ni trop négative."

Qu'est-ce qui, au contraire, peut rendre plus difficile cette relation d'aide ?

Pierre Charazac : "Certains aidants monopolisent l'aide. Ils intègrent parfaitement les informations qu'on leur donne sur les aides dont ils peuvent disposer et, en même temps, se plaignent de tout faire. Ils subissent de fortes contraintes intérieures, avec un désir de réparation excessif. On peut parfois comprendre la situation par rapport à la famille, mais pas toujours. Certains aidants sont dans une démarche du type : "je vais leur montrer à tous comme je vais bien y arriver tout seul". C'est très compliqué d'assouplir cette attitude car il y a un désir de satisfaire un idéal de soi démesuré, de calmer une culpabilité excessive. Ce n'est pas le parent qui est au centre de la démarche, mais soi-même. La position d'aidant renvoie à la relation de chacun avec son idéal. Pour certains, cet idéal est tellement démesuré, exigent, sévère, qu'il en devient tyrannique et rend toute aide extérieure inenvisageable. Ce sont des aidants qui n'en font jamais assez, sont en porte-à-faux avec leur conjoint, établissent des relations difficiles avec les personnels des Ehpad."

Pierre Charazac :  : "La culpabilité des aidants familiaux, cela ne sert à rien en soi. Ce qui sert, à la fois à soi-même et à ceux que l'on pense avoir blessés, c'est la capacité de réparer. On a tous des pensées négatives pour des personnes qu'on aime. On a tous des désirs de réparer des blessures réelles ou imaginaires que l'on aurait infligées à d'autres. La culpabilité de l'aidant est normale et, en quelque sorte, nécessaire dans la mesure où c'est un moteur, en nourrissant justement cette envie de réparer.

>A l'inverse, dans certaines situations familiales, l'aidant n'exprime pas la culpabilité, le doute, les sentiments de soi que la relation d'aide éveille forcément. Comme quand on devient parent, la position d'aidant interroge chacun sur ses idéaux, sur sa capacité de remplir son rôle. Certains aidants sont dans un rôle pratique, opératoire, mais n'expriment pas d'affects ni de conflit personnel. Ils passent alors à côté des besoins affectifs de l'autre. Cela peut renvoyer à des vies de couples marquées par des traumatismes ou un contexte de maltraitance passée ou présente."

L’aide aux aidants : quels signes disent que l'aidant a besoin d'aide ?

Pierre Charazac :  "L'aidant qui a besoin d'aide envoie des signes : il fume ou boit davantage, se met à prendre des médicaments, ne dort plus. Mais sa propre prise de conscience peut être difficile. Certains ne voudront pas montrer leurs faiblesses, d'autres auront honte de dire qu'ils se sont laissés débordés, qu'ils ont frôlé la maltraitance. Il est important qu'un regard extérieur existe, qu'un tiers puisse donner son avis, un frère, une sœur, un médecin. Le pire, c'est le huis-clos, quand l'aidant familial devient le souffre-douleur et qu'il l'accepte, quand il retient son hostilité. Le danger est grand, alors, de tomber dans la maltraitance. Il ne faut pas encaisser n'importe quoi. Accepter de se faire aider : quand l'aidant envisage cette idée, c'est un moment important. Mais tout le monde n'a pas la même capacité à parler de ce qu'il vit."

Pierre Charazac :  "Seule une minorité de personnes a le réflexe de parler de ce que la situation leur fait vivre. Il y a des raisons individuelles : la pudeur, la culpabilité, la peur d'être mal jugé. Des aidants familiaux se posent des questions du type : Toutes ces difficultés, est-ce que j'y suis pour quelque chose ? Est-ce que je ne sais pas m'y prendre ? Est-ce qu'il me fait payer une faute passée ?

Il y a aussi des raisons sociologiques et culturelles. Les médecins généralistes ne sont pas toujours avertis de ces questions, et quand ils savent, ils n'ont pas toujours le temps d'inviter les personnes à en par

L’isolement des aidants est chose fréquente, surtout dans les cas de maladie d'Alzheimer ou de cancer. Le mari décline, au bridge, il n'a plus les mêmes réactions, cela agace tout le monde. On les appelle moins au téléphone. La maladie fait le vide. L'intérêt de l'aidé est de conserver la relation avec son enfant ou son conjoint le plus longtemps possible. D'où l'importance pour l’aidant d’accepter de se faire aider, et qu'il ne garde pas le silence sur ce qu'il vit. "

Dans "La relation Aidant-Aidé dans la maladie d'Alzheimer", vous parlez de guidance.

Pierre Charazac : "Le mot guidance est un mot anglo-saxon qui appartient au domaine de la pédiatrie, de la PMI. C'est un accompagnement, du conseil, de l'écoute, qui évite d'apporter des recettes, mais permet d'exprimer ses difficultés. Les proches et la famille jouent un rôle important. Les frères et les sœurs peuvent rassurer, venir en aide. Mais c'est aux services sociaux, aux médecins, de soutenir les aidants. Les pouvoirs publics s'appuient beaucoup sur les familles, sans leur fournir suffisamment d'aide.

A une époque où il n'y a plus de repères symboliques, de rituels sociaux, de coutumes autour du grand âge, il est urgent que les familles soient soutenues dans leur travail auprès de leurs proches âgés, et de se poser la question de savoir comment soutenir efficacement les aidants familiaux de personnes âgées dépendantes. Certaines sont accompagnées, grâce aux Maia (méthode d'action pour l'intégration des services d'aide et de soins dans le champ de l'autonomie), groupe d'aidants, en particulier autour de la maladie d'Alzheimer. Mais ce n'est pas suffisant. Il faut plus de lieux de répit pour aidants. Et il est essentiel de proposer aux familles des aides accessibles matériellement, mais aussi affectivement. Elles ne doivent pas se sentir jugées, ni ressentir le contact avec les professionnels comme un désaveu, lorsqu'elles doivent se faire aider ou passer le relais à une institution.

En savoir plus sur la relation aidant aidé

  • La relation Aidant-Aidé dans la maladie d'Alzheimer», Pierre Charazac, Isabelle Gaillard-Chatelard, Isabelle Gallice, Editions Dunod, 2018
  • prise en charge de la maladie d'Alzheimer et des maladies neuro-dégénératives met en lien les différents professionnels autour des malades et propose une aide personnalisée quand le maintien à domicile est difficile. Les Maia doivent être sollicitées via un professionnel, médecin, assistante sociale, service d'aide à domicile... Pour trouver une Maia, contactez une structure d'information locale dédiée au grand âge
  • Centre de guidance familiale géronto-psychiatrique, 98 rue Boileau, 69006 Lyon, 04 26 73 85 45. Structure inter-hospitalière qui accueille, guide et soutient les familles en difficulté face à la perte d'autonomie ou la maladie d'un proche âgé. Des entretiens sont proposés au centre de guidance, sur les lieux d'hospitalisation ou à domicile.